dimanche 20 janvier 2008

Le colonel Blimp (The life and death of colonel Blimp) - Michael Powell & Emeric Pressburger, 1943


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"War starts at midnight"
C'est sur cet ordre militaire un peu absurde (qui peut décréter aussi précisément le début d'un conflit?) rythmé d'une musique jazz enjouée que s'ouvre le film. Nous avons tôt fait de comprendre que la "guerre" censée commencer à minuit est en fait une simulation d'offensive grandeur nature, qui va d'ailleurs être très vite vidée de sa valeur d'exercice lorsqu'une poignée de jeunes officiers culottés va décider, sans attendre l'heure dite, de prendre d'assaut le coordinateur de la manœuvre lui-même!







C'est au bain turc que
le colonel Clive Wynne-Candy (Roger Livesey, sa voix de stentor et sa prestance) nous apparaît pour la première fois, avec toutes les apparences de la vieille baderne blanchie sous le harnais de la carrière militaire et à la panse aussi copieusement garnie de médailles que sa cervelle est confite d'anecdotes sur le bon vieux temps révolu. Pas franchement sympathique donc, voire ridicule.






Mais voici que nous plongeons dans le bassin où il précipite son jeune assaillant, et que nous ressortons avec lui... quarante ans plus tôt, en 1902. Clive Candy est alors un héros de la guerre des Boers, le monde est (au sens propre) son terrain de chasse, il ne doute de rien et surtout pas que le fair-play est à lui seul capable de mettre en déroute l'ennemi, que la victoire ne vaut que si elle est remportée avec la manière.


Conviction dont nous avons déjà vu que, 40 ans plus tard, elle imprégne encore le bonhomme, incarnation monolithique (physiquement comme moralement) de l'Angleterre victorie
nne: l'heure du thé est sacrée, le porto se savoure au coin du feu, la valeur d'un gentleman se mesure au nombre de têtes de fauves ornant son mur et à sa capacité à ne pas répliquer à la bassesse par la bassesse, l'honneur est la seule raison valable de déclencher une guerre ou de se battre en duel.

L'amitié chez lui est pareillement faite tout d'une pièce, surtout lorsqu'il rencontre en Theo Kretschmar-Schuldorff (Anton Walbrook) son égal
en idéalisme, tout Prussien qu'il est. Cette amitié perdure au-travers des deux conflits mondiaux qui opposent leurs nations respectives, au-delà même des désillusions qui frappent le vaincu et l'amènent à amender ses nobles principes (saisissant monologue de Theo venu se réfugier en Angleterre pour fuir l'avènement du Troisième Reich, et la destruction irrémédiable du seul monde qu'il ait connu).










La constance obstinée
de Candy, son imperméabilité aux changements qui font par ailleurs bouillonner son époque, se ressentent plus encore dans ses amours - ou faut-il dire dans son amour, unique, pour une femme sans cesse perdue puis retrouvée? Il s'agit d'abord d'Edith, jeune femme pragmatique mais néanmoins apprentie suffragette enflammée, qui brûle d'accomplir dans sa vie autre chose que des tâches domestiques. Mais Edith lui préfère Theo...





La Première Guerre Mondiale éclate et sépare les amis, Candy trouve alors Barbar
a, qui s'est engagée comme infirmière. Barbara est le sosie d'Edith, il l'épouse, mais elle meurt. Lorsque Theo le rejoint en Angleterre, il a choisi pour chauffeur la jeune Angela, qui se trouve être elle aussi la vivante image d'Edith... Ces trois femmes ne sont jamais que trois reflets d'un seul sentiment inaltéré par le temps, il est donc parfaitement logique de les voir toutes trois incarnées par la merveilleuse Deborah Kerr.


Je prends conscience, tout en écrivant ces lignes, de ce que le résumé échoue à rendre justice au souffle romanesque du film, à ce qu'il a de poignant lorsqu'il montre un homme qui se tient vent debout contre l'étiolement des valeurs qui le fondent. Il se trompe sur son époque et sur ce qui motive ses contemporains, il échoue à accompagner le mouvement, il est sourd et aveugle aux compromissions avec le réel (il est donc un instantané des certitudes brassées alors par son pays, ce qui a sans doute grandement contribué à l'irritation de Churchill devant ce film) . Oui, il se montre borné, et plus encore, et pourtant tout en riant de lui on se prend pour lui d'une affection énorme parce que ses erreurs sont faites avec sincérité, et au cœur la foi en la droiture de son prochain.

2 commentaires:

Alligator a dit…

Ce qui me touche le plus, qui provoque en moi une sorte de hoquet, de renvoi éploré, la cornée ruissellante, avant même les très beaux discours de Walbrock (dont celui qui a fait tempêté le ciguerrillero Churchill) c'est d'abord et avant tout une petite feuille, une feuille d'automne, qui ramène le colonel sur son passé. Elle rappelle que ce n'est pas encore l'hiver, non, mais disons une saison où il est commode de s'asseoir pour prendre du recul, une saison de méditation, à regarder les feuilles tomber.
Elle est là, posée délicatement sur l'eau. L'eau de la citerne, symbolisant ce lac sur lequel il avait promis à sa dulcinée, fraichement épousée, sur le pas de cette même porte, qu'il ne changerait jamais. Il avait juré sur le lac qu'aurait provoqué un déluge et qui ne pourrait cependant pas détruire cette maison, il avait juré de toujours être le même. Et maintenant qu'il réalise à quel point cette fidélité lui a infligé bien des déboires, le souvenir de sa femme et de cette promesse donne à son attitude bornée une aura d'une beauté magnifique. Il réalise combien il a su garder une fougue inconséquente certes, à courte vue certes, mais à la juvénilité radieuse.

Le constat d'échec se limite finalement à un amour manqué. Son engoncement moral n'est qu'une faible divergence de générations. Il a été un "jeune écervelé" lui aussi. Et s'est progressivement appuyé, jusqu'à la paralysie, dans un conformisme que l'âge et l'expérience ont exigé par nature, par défaut humain naturel.
Car c'est aussi un film sur la bêtise humaine, celle qui enjoint les générations à se regarder en chiens de faïence.

C'est tout cela que je vois dans la feuille ou plutôt dans son regard emporté par cette petite feuille morte et qui me mouille immanquablement les yeux : un regard rétrospectif sur un amour perdu, sur une fidélité à la fois simple, futile peut-être mais gorgée d'un amour vrai et complet. Une vie malgré tout réussie en quelque sorte se reflète dans l'eau de cette citerne. Et quand il se retourne vers Anton ce n'est plus que pour tenir un discours profondément humain, miséricordieux à l'égard du soldat sans vergogne qui vient de lui jeter un mauvais tour, en somme un regard plein de sagesse, pour une première c'est une belle première!

Unknown a dit…

Je comprends très bien ce que tu ressens. Ça participe d'autant à mon affection de cette adorable vieille ganache: tôt où tard, nous serons, irrémédiablement, le "vieux con" (ou la "vieille conne") de quelqu'un, de la même manière que nous avons été un jour l' "insolent garnement" de nos anciens. Parce que la vie va de telle manière que le nouveau paraît toujours meilleur, la jeunesse enviable, l'évolution technologique un progrès. Et oui, en effet, sauf que pas toujours, et surtout il n'est nul besoin, pour faire place au neuf, de mettre le vieux, l'usé, l'expérimenté, au rencart, de biffer le passé pour repartir de zéro. Je le redis, Candy s'est trompé sincèrement et constamment au cours de sa vie, mais il est beaucoup trop facile de le juger a posteriori , à la lumière de ce que les générations venues après ont appris. Il a poursuivi de ses ardeurs l'honneur de l'Angleterre autant que son amour pour Edith/Barbara/Angela, et l'un comme l'autre de ces rêves lui est inaccessible, et d'autant plus désirable pour cette raison. En effet, une guerre qui ne serait plus qu'une compétition sportive entre gentlemen suivant scrupuleusement les règles aurait tôt fait de le priver de sa raison d'être de soldat, et la dame de ses pensées ne le hanterait certainement pas autant si elle ne s'acharnait pas à se réincarner, chaque fois, sous une forme plus malicieuse, plus frondeuse, et moins enfermable dans les bornes d'un foyer.
Pour tout cela, le colonel Clive Candy fait sourire comme font sourire tous ceux qui ont une marotte; pour tout cela aussi il faut se garder de sourire avec trop de condescendance, puisque nous sommes tous, comme lui, de purs produits de notre temps, vibrants à tous ses parfums et à toutes ses erreurs.