vendredi 23 décembre 2011

Grand corps (d'Etat) malade: L'exercice de l'Etat (Pierre Schoeller, 2011)

Bertrand Saint-Jean (Olivier Gourmet) est un Ministre des Transports centriste au sein d'un gouvernement ultra-libéral. Nous faisons sa connaissance - et celle de son staff: Gilles le dir'cab (Michel Blanc), Pauline la chargée de com' (Zabou Breitman), Yan (Laurent Stocker), le jeune-assistant-aux-dents-longues- à l'occasion d'une crise qui éclate au beau milieu de la nuit: un accident de car meurtrier sur une route enneigée des Ardennes.

Ni moins humaniste, ni plus manipulateur que d'autres, Saint-Jean défend publiquement sa conviction qu'une privatisation des gares se ferait au détriment des usagers (NdA: toute ressemblance, blablabla...), mais il se retrouve très vite mis en minorité du fait des puissants intérêts financiers et politiques en jeu. On lui met alors entre les mains l'alternative suivante: ou il pilote la réforme du statut des gares (ce qui équivaut à avaler son chapeau devant son ennemi juré, le Ministre des Finances), ou il saute.







L'immersion est brutale, viscérale, dès les premières minutes du film: nous sommes dans la tête d'un Bertrand Saint-Jean profondément endormi et en proie à un rêve mi-inquiétant, mi-érotique, dont il sort pour être propulsé dans l'urgence d'un accident monstrueux pour lequel il doit - vite vite, surtout pas de trou d'air médiatique! - coordonner les secours, rassurer les familles, arpenter les lieux du drame, diligenter une enquête, bref donner l'impression qu'il maîtrise une situation pourtant née de l'imprévisibilité. Ce n'est pas un robot, ce Saint-Jean, loin de là; bien au contraire, son humanité, sa corporalité éclaboussent l'écran. Il a la gaule le matin au réveil, voit si peu sa famille que son cabinet en vient à gérer l'essentiel de ses rapports avec elle, est incapable de choisir une cravate qui "passe bien" à la TV, frotte de la glace sur son visage pour reprendre contact avec la réalité, dégueule sous la tension nerveuse accumulée. Et se saoûle à perdre haleine pour supporter sa solitude ("Quatre mille contacts, et pas un seul ami!" soupire-t-il un soir), s'incruste chez un chômeur de longue durée qu'il emploie un temps comme chauffeur.... Sans que rien de tout cela suffise à lui faire oublier sa position: il est condamné à l'impuissance tant qu'il s'accroche à ses principes, et seule la trahison (de ses idées, de sa famille politique, des gens qui travaillent avec lui) peut lui redonner une marge de manœuvre au gouvernement. Le paradoxe étant que la métamorphose qu'il lui faut accomplir pour cela (et dont d'autres que lui paieront le prix) va faire de lui une espèce de fauve politique diamétralement opposée à l'homme qu'il était jusque-là.

Je ne le dirai jamais assez, Olivier Gourmet est un acteur formidable (depuis Le fils, des frères Dardenne, on ne s'en lasse pas), qui dans ce rôle de Bertrand Saint-Jean montre nombre de fêlures sans que pour autant on parvienne à cerner tout à fait le bonhomme, sans que son parcours ou ses motivations nous soient lourdement expliqués. Il nous demeure en grande partie opaque mais pendant ces deux heures de film on l'aura deviné complexe, tortueux, contradictoire. Michel Blanc, en serviteur de l'Etat obsessionnel jusqu'à l'effacement, n'est pas moins remarquable - j'ai pensé à un "Monsieur Hire énarque" dans ce rôle. Le parti pris de filmage "comme si on était embedded" est probablement ce qu'on peut trouver de plus judicieux pour restituer la petite cuisine pas propre de la politique d'aujourd'hui, même si le scénario s'offre quelques facilités superflues autour du personnage du chômeur.

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