samedi 28 avril 2012

Je n'attends pas de toi que tu me comprennes: À moi seule (Frédéric Videau, 2012)

Vincent (Reda Kateb) vient de laisser partir Gaëlle (Agathe Bonitzer), qu'il séquestrait depuis plusieurs années dans le sous-sol de sa maison. La jeune fille avait été enlevée devant son école alors qu'elle était enfant, elle a donc vécu captive ses "années de formation" et voilà qu'elle retrouve, toute jeune femme, le monde extérieur. Les parents (Jacques Bonnafé et Noémie Lvovsky) tellement brisés par le kidnapping qu'elle est obligée de leur répéter qu'elle est bien vivante. L'ancien camarade de classe dont la vie s'est poursuivie, et à côté duquel l'étrangeté de sa propre expérience éclate d'autant plus. La psy (Hélène Fillières) qui attend patiemment le récit des inévitables sévices. Tous avec leurs idées sur ce qui s'est passé, le jour de l'enlèvement et depuis, tous avec leurs questions qu'elle esquive. Elle se rend compte qu'elle ne peut plus être vue que comme la protagoniste d'un faits-divers, une rescapée, qu'elle n'est plus envisagée qu'au travers de ce prisme-là....



Cet "après" vu par les yeux de Gaëlle contraste avec l'"avant" de la captivité, qui nous est montré en flash-back désordonnés, au gré des souvenirs (nostalgiques? traumatiques?) de la jeune fille. Les attentions de Vincent, soucieux de lui procurer tout ce qu'elle désire, ses accès de colère subits. Ses promesses de ne jamais lui faire de mal (tenues, pour ce qui nous en est montré). Les vêtements constellés de motifs enfantins dont il l'habille, leur complicité autour d'une phrase relevée dans un roman ou un film. Les lunettes qu'il veut lui acheter en imitant ses défauts de vision à elle.

Rien n'était normal dans cette relation, mais tout n'était pas corrompu non plus, ni dénué d'une forme de tendresse, d'une certaine paix. La seule certitude donnée par le film, c'est que Vincent est seul dans la vie et qu'il entend que Gaëlle lui tienne compagnie, contre son gré mais en achetant un certain consentement en lui fournissant ce qu'elle lui demande (livres, musique). Mais la petite fille a changé et les exigences aussi, elles débordent du cadre imposé par Vincent: Gaëlle veut faire des expériences, sur sa couleur de cheveux d'abord, puis sur sa sexualité. On ne saura pas si Vincent, bouleversé par ces avances mûrement calculées, les acceptera effectivement, mais elles précèderont de peu sa décision de relâcher Gaëlle. 

Cette coïncidence dans le temps font que l'histoire est (aussi) le récit, presque métaphorique, d'une émancipation sous contrainte, un passage à l'âge adulte qui, pour être hautement singulier dans sa forme n'en est pas moins classique dans le fond (l'apprentissage de l'individualité comme un arrachement à son univers). Gaëlle, comprenant qu'elle ne peut ni prétendre retrouver les repères de son enfance (balayés par le temps et le choc de l'enlèvement), ni la normalité (impossible de croiser un regard qui ne soit pas biaisé par son statut de miraculée), s'en ira conquérir une vie à elle, forte malgré tout de ses années de prisonnière.



À moi seule est un film déroutant, de la meilleure manière pour moi. Il ne va jamais là où l'on attendait un peu trop le scénario (nos imaginaires saturés d'informations plus glauques les unes que les autres nous jouent des tours), tout en explorant au-travers de la fiction les questions laissées en suspens par l'affaire Natascha Kampusch. Les personnages, quant à eux, gardent jusqu'au bout leur complexité, leurs angles morts. Agathe Bonitzer, petit oiseau de proie blafard, joue très bien la partition un peu crissante d'une très jeune femme butée, tendue entre ses stratégies défensives et des poussées de spontanéité qui trahissent la jeunesse de son personnage. Reda Kateb, avec sa trombine à la Joeystarr, m'a énormément impressionnée. Son rôle s'inscrit presque en filigrane de l'histoire centrée autour de Gaëlle, et pour cette raison son temps de présence à l'écran est bien moindre - tout en étant essentiel puisqu'il est le détonateur, presque le metteur en scène de la mue. L'acteur est intense, captivant l'attention chaque fois qu'il traverse le cadre, bouleversant à chacun de ses regards. Une sacrée performance lorsqu'on incarne un personnage aussi ambigu, qui aurait pu facilement, entre des mains moins délicates (celles de l'interprète comme celles du réalisateur-auteur), verser dans le sordide.

dimanche 22 avril 2012

38 témoins (Lucas Belvaux, 2012)

Le Havre. Un porte-conteneur approche de la rade. Louise (Sophie Quinton) rentre chez elle, fraîchement revenue d'un déplacement professionnel en Chine. Ce qu'elle ne sait pas, et qui ne va pas tarder à lui exploser au visage, c'est qu'une jeune fille a été assassinée au pied de l'immeuble qui fait face au sien, la nuit précédente. Choc, impression de décalage générés par cette nouvelle - vous viviez tranquillement votre petit quotidien banal, bateaux qui entrent, bateaux qui partent, fret qui circule à travers les océans du globe, et paf, vous entrez en collision avec un épisode des "Experts" en bas de chez vous.

Tout ceci semble d'autant plus irréel qu'il semble que personne n'ait rien vu ni rien entendu cette nuit-là. Pourtant l'immeuble dans lequel vit Louise possède de nombreuses baies vitrées qui font directement face au lieu du crime. Pourtant le quartier est si calme que le moindre regroupement un peu bruyant fait aussitôt réagir les voisins. Mais non: aux policiers qui mènent l'enquête tous affirment avoir été absents, ou endormis, ou paisiblement occupés, cette nuit-là.



Ce meurtre qu'elle n'a fait que croiser perturbe Louise de plus en plus fort. A travers ses conversations avec les policiers, puis avec une journaliste (Nicole Garcia), elle perçoit que quelque chose ne colle pas, entre la violence extrême du crime et l'absence un peu trop patente de témoins. Elle sent aussi que le renfermement obstiné de son compagnon, Pierre (Yvan Attal), va plus loin que son mutisme habituel ou que le travail de nuit qui l'a, dit-il, tenu loin de l'appartement cette nuit-là.


Le titre du film donnant la clé de ce mystère qui n'en est pas un, ce n'est pas spoiler que de préciser qu'en réalité, tous les habitants de l'immeuble avaient compris ce qui se passait en bas de chez eux. Pas seulement entendu ou vu (ce qui laisse toujours le doute quant à une mauvaise interprétation du témoignage des sens), mais compris, qu'une femme mourait juste au-dehors de leurs foyers si sûrs, si soigneusement clos sur eux-mêmes, petites cellules individuelles nichées dans un grand quadrillage de béton gris. Difficile de démêler ce qui les a tous figés ce soir-là, de la peur primitive d'être confronté physiquement au danger ou de l'impression fataliste qu'il était trop tard pour agir. Très facile, en revanche, de saisir la honte et l'horreur qui les ont tous tenus muets depuis.

Jusqu'à ce que Pierre, qui crève d'être seul en son propre silence avec son seul mensonge, décide de tout révéler publiquement (afin que tous expient ensemble?). Mais en lieu et place de cette communion dans une improbable pénitence, c'est la rupture: d'avec Louise qui avait souhaité que Pierre s'ouvre, et qui le découvre étranger, d'avec leurs voisins et amis qui ne supportent pas que Pierre se soit arrogé le droit de les confronter à leur lâcheté.

Pour fort que soit le sujet du film (adapté d'un livre lui-même inspiré d'un fait-divers réel), il ne m'a jamais complètement convaincue. La faute sans doute à une construction un peu trop sophistiquée pour convoyer l'émotion. En effet, pendant une première partie Belvaux nous fait suivre les pas de Louise, qui prend connaissance des faits par petites touches, et c'est dans son sillage que nous sommes affectés. Puis, à partir du moment où Pierre commence à prendre la parole, c'est lui que nous suivons, et dans une moindre mesure la journaliste et le policier qui tentent de faire éclater le scandale. A partir de là, à mon sens, le film perd le fil: nous étions jusque-là dans un drame relativement intimiste qui décrivait les répercussions d'un évènement sur trois niveaux imbriqués (le couple Pierre-Sophie, les habitants de l'immeuble, la ville du Havre), et nous basculons dans le film-enquête saveur à l'américaine (ah, si la presse n'était pas là pour dévoiler au public les dégoûtantes petites compromissions locales!). C'est beaucoup moins intéressant, moins original en tout cas que le portrait que Belvaux avait commencé à dresser d'une société dont chaque membre prie, en tremblant de peur, pour ne pas être déloger de sa petite case (répétitions des motifs de cubes, de carreaux, de croisillons, dans les intérieurs, l'architecture géométrique du centre-ville, les vêtements) et pour, surtout, ne pas avoir à se préoccuper de la douleur des autres. La scène finale de la reconstitution du crime, éclairant sans pitié cette indifférence monstrueuse et pourtant si humaine, si collective dans son individualisme, ranimera heureusement l'intérêt du spectateur.

Autre problème du film (plus handicapant celui-là), des dialogues emphatiques qui, s'ils sonnent presque bien dans les bouches de Quinton et Garcia, frôlent le ridicule une fois mis en contact avec le jeu outré d'Attal. À la décharge de ce dernier, j'avouerai qu'il se montre tellement émouvant dans la scène (pivot de l'histoire) où il se confie à Louise endormie, que toutes ses scènes ultérieures semblent, par comparaison, des redites empruntées.

Un film très intéressant, pour résumer, mais auquel il manque une narration mieux tenue pour produire sur moi le même effet que sur une certaine magistrate.


PS qui n'a rien à voir: pendant les vacances, on déconnecte un peu, même sans bouger. Je ne peux pas m'expliquer autrement le fait d'être passée à côté de l'annonce du décès de William Finley, l'inoubliable Winslow Leach de mon premier film-culte d'amour à moi, Phantom of the Paradise

I was not myself last night, 
Couldn't set things right 
With apologies or flowers....


jeudi 19 avril 2012

Zodiac (David Fincher, 2007)

C'est curieux pour moi de dire cela d'un film dont le sujet (la traque sur plusieurs décennies d'un tueur en série) n'a aucun rapport avec moi, mais j'ai beaucoup pensé à mon métier en regardant Zodiac. Je suis chercheuse scientifique, et j'ai retrouvé beaucoup d'éléments, de notations familières dans les portraits des personnes dont les vies croisent, dans le film, le parcours sanglant du tueur sinon le tueur lui-même (bien que mon travail, à moi, n'implique rien d'aussi glauque! je rassure d'éventuels lecteurs). 


Le lent travail, moitié terrain, moitié documentation, qui conduit à l'assemblage de faits collectés sans a-priori quant à leurs liens respectifs les uns par rapport aux autres. Puis soudain le moment d'illumination venu d'ailleurs (conversation avec un collègue, lecture ou juste particule de l'air du temps) qui vous fait entrevoir la cohérence miraculeuse qui jusque-là vous échappait. Le cœur qui manque un battement, le cerveau qui tente de calmer le jeu, debout sur le frein.

Attends, attends.... si cette nouvelle hypothèse est correcte, comment est-ce que je dois m'y prendre pour la confirmer en toute rigueur, sans la moindre approximation? La reptation, encore plus lente, vers la validation tant désirée - voulue parfois si fort que l'on distord, légèrement d'abord, la réalité pour qu'elle colle à la théorie chérie de l'instant. Puis, lorsque les nouveaux faits s'éloignent un peu plus franchement de nos vœux (devenant incompatibles avec l'hypothèse, la rendant caduque par la force des choses), la volonté qui s'arque-boute une dernière fois en dépit de toute logique, pour continuer à croire, ne pas jeter (encore) l'éponge. 


 Et, courant en-dessous de tout cela comme le magma sous la croûte terrestre, l'obsession qui vous fait tout traverser, qui vous fait passer au-travers de tout, les conjoints qui ne comprennent pas ou plus, les boulots perdus, les amis qui se sont détournés longtemps avant qu'on ne s'en soit avisé. Le temps qui a passé sans vous avoir fait totalement dévier de ce qui vous mouvait de l'intérieur. Une obsession qui se nourrit d'elle-même comme un trou noir, vacance dans le tissu des choses connues ou compréhensibles qui forme le monde, absence de solution insupportable qui déstabilise et attire tout à la fois. L'homme n'est pas fait pour demeurer impassible devant ce manque. 


Il y a tout cela au centre de Zodiac, vortex mêlant les enquêtes simultanées de policiers et de journalistes dont les vies furent à jamais chamboulées par un tueur (ou plusieurs?) sévissant à la fin des années 60 dans la région de San Francisco. Et qui ne fut jamais formellement, irréfutablement identifié - quoique le film nous présente la piste la plus probable de toutes. Le scénario a l'honnêteté de ne pas aligner parfaitement les indices, ainsi qu'il serait tentant de le faire pour rendre le récit plus fluide. 
Ce qui accentue encore la parenté entre l'investigation et la recherche, d'ailleurs: en recherche, les observations et mesures n'accréditent ni n'infirment jamais à 100% une hypothèse. Sans qu'aucune omission patente n'ait été vraiment commise, sans que personne n'ait à proprement parlé fait une erreur, la preuve parfaite (si tant est qu'elle ait jamais existé), n'a jamais été trouvée. Et tous doivent vivre avec: le dessinateur naïf (Jake Gyllenhaal), le journaliste excentrique porté sur la bouteille (Robert Downey Jr.), les flics débordés de travail (Koteas, Ruffalo, Edwards-le-Dr-Greene-d'Urgence). 




Une vérité qui se dérobe, un problème sans solution, une porte dont la clé est introuvable sont autant de choses qui interfèrent avec la marche normale du monde - par "normale" je veux dire: la marche d'un monde qui est réductible au raisonnement humain, épris de symétrie, et qui se soumet à lui. Nous ne sommes pas faits pour évoluer dans un monde de précarité et d'incertitude, et pourtant les personnages de ce film se retrouvent au bord de ce gouffre, et y réagissent chacun comme il le peut.