vendredi 13 avril 2012

Somebody that I used to know: Les héros gigognes de Christopher Nolan

Un essai autour de The Dark Knight (2008) et de Inception (2010).

Batman (Christian Bale) est désireux d'abandonner sa lutte dans l'ombre contre le crime organisé à Gotham, pour vivre une vie normale auprès de Rachel Dawes (Maggie Gyllenhaal). Le procureur Harvey Dent (Aaron Eckhart) lui semble être le candidat idéal pour prendre la relève au grand jour et à visage découvert. Mais les plans du justicier idéaliste sont voués à l'échec dès le départ, et doublement. Parce que Rachel est sur le point d'épouser Dent, et parce qu'à Gotham sévit maintenant le Joker (Heath Ledger), une forme de mal qui ne suit aucune règle et qui se dérobe face à toute tentative d'analyse (ce qui ne peut manquer de déconcerter Batman, épris qu'il est de psychologisation, et lui-même réductible à un ensemble de traumas et de complexes).



Plus Batman s'épuise à comprendre à quoi (à qui) il est confronté, plus il s'échine à poursuivre coûte que coûte le plan irréaliste qu'il a en tête (lâcher sa mission, passer le relais, retrouver Rachel comme si elle l'attendait encore), moins la réalité s'accorde à sa vision des choses. Et plus le monde qu'il connaît et maîtrise se désagrège: le Joker est simplement partout, menace tout le monde, parce qu'il ne respecte rien et n'a rien à perdre. Parce qu'il n'a pas, au contraire de Batman, besoin de se plier aux règles et de protéger autrui. Pire encore: le Joker n'a pas besoin de Batman pour justifier de son existence car le chaos qu'il génère n'a ni motif ni but. Alors que l'inverse n'est pas vrai: Batman, tout démissionnaire qu'il se dise, a un besoin vital que le Joker existe car sans source de désordre et de transgression il n'a plus de raison d'être - le chevalier ne peut se concevoir que dévoué à l'objet de sa quête, tuer le dragon. Le Joker légitime donc Batman (même si celui-ci répugne à le reconnaître) comme une pulsion inavouable, longtemps réprimée, légitime le passage à l'acte pour celui qui y succombe. En effet, si on va au fond des choses Batman ne veut pas arrêter de hanter les ombres de Gotham, il ne peut pas renoncer à son addiction pour son rôle de justicier occulte. Le Joker, en agissant comme le bras armé de son inconscient, le sait obscurément, et choisit justement pour cibles ultimes les deux personnes (Dent et Rachel) qui forment le cœur du projet du retour de Batman à la vie civile.

Il n'y a pas de retour en arrière possible lorsqu'on a trouvé sa place, si douloureux soit-il de la tenir....

L'homme mû par son unique obsession est un homme nécessairement seul, parce qu'il n'encourage pas les contacts, ou ne les noue qu'au gré de ses intérêts tout en gardant autrui à bonne distance. Les rares personnes qui pénètrent sa bulle se mettent en danger, car rien ne peut se mettre entre lui et son rêve. Ceci est aussi vrai pour le Batman de The Dark Knight que pour le Dom Cobb (Leonardo DiCaprio) d'Inception.

Cobb sait comme personne s'immiscer dans les secrets les plus intimes, les mieux défendus - ou au contraire greffer une idée étrangère sur un riche terreau d'affects pour qu'elle se fonde dans la flore mentale d'un individu. Cobb est le brillant concepteur de rêves emboîtés à la manière de poupées russes, mais le fond de commerce qui assure sa renommée est aussi la source de ses pires tourments et menace de le mener à sa perte. Tout à son ivresse créatrice, il a expérimenté ses constructions mentales sur lui-même et sur Mal, son épouse (Marion Cotillard), ce qui a causé la perte de cette dernière. Depuis, le souvenir de ce péché d'orgueil et la culpabilité hantent Dom sous la forme d'un avatar vengeur de sa femme, comme une pourriture liquéfiant lentement le cœur d'un fruit tout en laissant la surface intacte, donnant le change mais minant, sapant, liquéfiant peu à peu les couches de tissu inférieures, préparant l'effondrement de toute la structure. Sans que Dom puisse se défendre d'une fascination trouble pour ces niveaux de rêves qui lui permettent, si douloureux cela soit-il, de retrouver au cours de ses "descentes" l'image (même dénaturée) de celle qu'il a aimée. Comme un Orphée malade, il ne parvient pas à faire son deuil et replonge délibérément dans ses Enfers intérieurs, davantage pour expier sa faute que dans l'espoir de parvenir à en arracher une Eurydice qui n'existe plus que sous la forme d'un souvenir. 



Batman n'est pas différent lorsqu'il choisit de s'exposer à d'autant plus de souffrances qu'il tente de les épargner au peuple de Gotham, et qu'il finit paralysé par ses propres paradoxes. Cobb va peut-être un cran plus loin en se faisant la victime expiatoire de sa propre psyché. Pas plus que Batman, Cobb ne peut espérer vaincre son pire ennemi, puisqu'il ne s'agit pas d'un agent extérieur mais de la fixation que cet autre provoque en lui, cette turbulence profonde dans son monde et dans ses principes, et de son impuissance à dompter ce trouble.

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